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France-Amérique : pourquoi Google n’a pas d’équivalent français

Guy Sorman

Sep 5, 2023

Interview d'Olivier Coste par Guy Sorman

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Olivier Coste : pourquoi Google n’a pas d’équivalent français


Ancien conseiller du Premier ministre Lionel Jospin, passé par la Commission européenne et le géant français des télécoms Alcatel, l’entrepreneur et investisseur Olivier Coste a quitté Paris pour New York en 2014. L’auteur de L’Europe, la tech et la guerre, ouvrage autoédité l’an dernier, nous explique les raisons de son départ et comment, selon lui, la France a raté le virage tech et pourrait redresser la barre.


Par Guy Sorman/ 5 septembre 2023


France-Amérique : Vous avez occupé, en France, toutes les fonctions possibles dans le secteur de la technologie : au gouvernement, dans une grande entreprise internationale, dans des start-ups. Avant de partir pour New York. Par déception ?


Olivier Coste : Par nécessité. Je suis un ardent défenseur de la construction européenne et j’y ai consacré cinq ans. Mais dans la tech, les clients capables de prendre des risques pour lancer une technologie innovante sont aux Etats-Unis. Pour faire décoller nos start-ups françaises, j’ai dû m’installer près de nos clients.


Entre le XVIIIe siècle et le début du XXe siècle, deux révolutions industrielles naissent en Europe : la première liée à la machine à vapeur, la seconde à l’électricité et au moteur à explosion. L’Europe, et la France en particulier, ont pourtant manqué la troisième, celle de la tech. A quoi tient cette rupture ?


Aux deux guerres mondiales, tout d’abord. Puis nous avons rattrapé le niveau technologique des Etats-Unis entre 1945 et 1975. Mais le premier choc pétrolier, qui commence en 1973, a provoqué l’adoption de lois, dans toute l’Europe, visant à contrôler les licenciements, pour des raisons légitimes. Or, ces lois ont eu, sur les 50 derniers années, un effet dévastateur sur la capacité de l’Europe à investir à risque et donc à produire des innovations de rupture. C’est ainsi que l’Europe a manqué la troisième révolution industrielle. Mais cela n’a rien de fatal : le retour au premier plan de la tech est possible.


On ne parle plus que de l’intelligence artificielle, mutation majeure. Etes-vous plus mesuré sur cette innovation ?


Au contraire. L’IA, comme les précédentes révolutions industrielles, va bouleverser tous les secteurs économiques. La tech et l’IA vont transformer l’éducation, l’automobile, la santé, la politique, la guerre…


Dans la tech, seuls figurent deux acteurs de premier ordre : les Etats-Unis et la Chine. La Chine est-elle dans le rattrapage ou dans l’innovation véritable ?


C’est de l’innovation véritable. Depuis 2007, le Chinois Huawei est en avance sur tous les acteurs occidentaux des télécoms. La messagerie chinoise WeChat est nettement en avance sur l’Américain WhatsApp. Le réseau social chinois TikTok est en avance sur Facebook et Twitter. Les Etats-Unis sont profondément inquiets de perdre leur prédominance technologique et mettent en place la même politique de guerre froide que face à la bombe nucléaire soviétique de 1949.


En quoi ce duopole sino-américain est-il gênant pour les Français ?


Les citoyens et consommateurs européens sont dépendants des technologies américaines depuis des décennies. Comme le dit Louis Gallois, ancien PDG d’Airbus et de la SNCF, « l’Europe est une colonie numérique des Etats-Unis ». C’est largement accepté car les Etats-Unis sont une démocratie, un état de droit et un allié géostratégique. Mais devenir une colonie numérique de la Chine est désormais une éventualité crédible et poserait aux Européens des problèmes politiques et économiques d’une toute autre nature.


Sur le cloud surtout ?


Sur toute la chaîne de valeur digitale : les semi-conducteurs, les données, le cloud, l’intelligence artificielle, et demain le calcul quantique, les applications grand public et industrielles de ces nouveaux outils…


Vous doutez qu’un marché européen soit utile pour rattraper les géants américains et chinois ?


Le marché de la tech est mondial. Vous pouvez vendre des semi-conducteurs, des logiciels ou des services de cloud sans coûts de transport ni droits de douane, avec l’exception importante de la Chine. Les lamentations sur la fragmentation du marché européen sont contredites par le succès des technologies israéliennes, taïwanaises ou coréennes, sans marchés intérieurs significatifs.


Le principal obstacle à une tech française tiendrait à notre régime de protection sociale. Il serait impossible de restructurer les entreprises, alors que la tech exige flexibilité, prise de risques et agilité. Mais ne peut-on avancer que le choix de l’Etat-providence, en France depuis 1945, crée une société plus viable que le capitalisme américain ou l’autoritarisme chinois ?


Oui, il y a un obstacle essentiel qui découle d’une petite partie du Code du travail, le droit des licenciements. Mais cet obstacle à la tech n’a rien à voir avec l’Etat-providence issu du Front populaire et de la Libération. L’Etat-providence et le modèle social européen, ce sont la formation gratuite, la santé gratuite, les indemnités chômage et la retraite par répartition. Tout cela est parfaitement compatible avec une économie innovante et au premier plan de la tech ! Aucun besoin de toucher à l’Etat-providence, au modèle social européen, ni même à la protection de l’emploi des moins qualifiés. Aucun besoin de copier le modèle libéral américain ou la dictature chinoise.


L’Europe a un bon niveau mondial en recherche et développement publique, en subventions à la tech et en investissements privés dans les industries matures. En revanche, elle investit cinq à sept fois moins que les Etats-Unis en R&D privée dans le secteur de la tech. Pourquoi ce décalage spécifique ? Parce les coûts de restructuration dans les grands groupes rendent absurdes les investissements très risqués en tech. La tech est volatile et imprévisible. Si la route est sinueuse, sans visibilité, et que vous ne pouvez pas freiner, vous n’allez jamais accélérer. C’est la principale raison de l’absence d’un Google européen, mais également du faible niveau de financement des start-ups.


Vous n’êtes pas totalement pessimiste pour la France et l’Europe. Il vous semble qu’une synthèse est possible entre la protection sociale actuelle et la prise de risque nécessaire à la tech…


Nous proposons en effet des mesures qui préservent le modèle social européen et redonneraient de la rentabilité aux investissements dans le secteur de la tech en Europe. Le modèle social danois est une piste intéressante. Une autre serait de supprimer les contraintes aux licenciements pour les salariés au-dessus d’un certain seuil de salaire, typique des ingénieurs de la tech. Ce type de mesure est nécessaire pour attirer les centaines de milliards annuels d’investissement en R&D qui vont en ce moment vers la Chine et les Etats-Unis.


C’est une bonne remarque. Mais qui vous écoute ?


Tout le monde, attentivement. Si le retard de l’Europe est bien connu, cette analyse des causes profondes est nouvelle et convaincante. Qui est prêt à porter le sujet au moment où les crispations sur les retraites sont dans tous les esprits ? Il faut se donner du temps, en France en tout cas.


Nous sommes en quasi-guerre avec la Russie ; espérons que nous ne le soyons jamais avec la Chine. A vous lire, celui qui domine la tech gagne la guerre ?


Oui, les exemples historiques sont nombreux. Pour la Chine comme pour les Etats-Unis, les clés de la suprématie sont les forces armées et la maitrise de la tech. Ces deux puissances se préparent à une guerre possible, qui démarrerait en Asie mais n’a pas de raison d’y être limitée. Il ne serait pas absurde que l’Europe s’y prépare aussi. Si vis pacem, para bellum.


L’Europe, la tech et la guerre de Olivier Coste, autoédité, 2022.



Entretien publié dans le numéro de septembre 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.



GUY SORMAN

Ecrivain prolifique, essayiste pour de nombreux journaux français et internationaux, Guy Sorman est editor-at-large de France-Amérique Il vit entre la France et les Etats-Unis, où il a enseigné l’économie. Il a consacré de nombreux ouvrages aux Etats-Unis dont Made in USA : Regards sur la civilisation américaine, La Révolution conservatrice américaine et Le Cœur américain : Eloge du don.



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